Un drame à Saint-Vert en 1904

Frédéric CHALLET



Sous la Troisième République, l’Etat et l’Eglise catholique s’affrontent. La République, fille des Lumières et de la Révolution française, est combattue par l’Eglise qui attend la restauration de la monarchie en France.
C’est dans ce climat, alourdi par l’affaire Dreyfus, que l’Etat décide de s’attaquer aux congrégations religieuses dont la puissance acquise au long du XIXe siècle inquiète. Riches et influentes, engagées dans le combat de l’Ordre moral, les congrégations constituent une menace pour la République. La principale cible des républicains, ce sont les congrégations enseignantes, parce qu’elles forment les esprits, influencent la jeunesse.

La loi du 1er juillet 1901 sur le « contrat d’association » est d’abord une loi sur les associations, elle est aussi une loi contre les congrégations religieuses. C’est la mise au pas des congrégations, à défaut de leur interdiction demandée par une partie des socialistes et des radicaux. Désormais aucune congrégation religieuse ne peut se former sans une autorisation donnée par un vote du Parlement (article 13). Les congrégations existantes au moment de la promulgation de la loi, qui n’ont pas été antérieurement autorisées ou reconnues, disposent de trois mois pour déposer une demande d’autorisation, faute de quoi elles sont dissoutes de plein droit. Les congrégations qui déposent une demande qui est refusée sont également dissoutes (article 18).
Après les élections législatives d’avril-mai 1902, le radical et anticlérical Emile Combes devient président du Conseil. Il fait appliquer la loi du 1er juillet 1901 avec beaucoup de rigueur. Il se montre très ferme à l’égard des congrégations. Pour lui, l’intérêt supérieur de la République commande d’arrêter net l’expansion de l’enseignement congréganiste et de mettre ainsi un frein à l’esprit de réaction. Dès l’été 1902 plusieurs centaines d’établissements congréganistes d’enseignement ouverts sans autorisation et qui n’ont pas cherché à régulariser leur situation en déposant une demande d’autorisation sont fermés par le gouvernement. Le 26 juin 1903, Emile Combes détaille devant la Chambre des députés la situation des congrégations de femmes. Il existe à cette date 909 congrégations féminines autorisées (dont 597 congrégations enseignantes) et 394 congrégations féminines non autorisées qui ont déposé des demandes d’autorisation. Parmi ces dernières, on compte 81 congrégations enseignantes (à la tête de 517 établissements) dont les demandes d’autorisation sont rejetées en bloc ce jour-là par les députés. Elles sont donc dissoutes. Ce sont plus de quatre milles enseignantes congréganistes qui doivent évacuer leurs établissements. La plupart des congréganistes partent dans la discrétion, n’attendant pas d’être expulsées par les forces de l’ordre.

La loi du 7 juillet 1904 porte un nouveau coup aux congrégations enseignantes, elle vise à terme la suppression de l’enseignement congréganiste. L’enseignement est interdit en France aux congrégations. Toutes les congrégations enseignantes autorisées sont supprimées dans un délai maximum de dix ans (article 1). Dans les jours qui suivent la promulgation de la loi, Emile Combes signe des arrêtés de fermeture pour les deux tiers des établissements congréganistes enseignants autorisés, soit plus de 2 200 établissements d’hommes et de femmes. Les arrêtés précisent que la fermeture doit intervenir avant le 1er octobre 1904 (date de la rentrée scolaire).


Le samedi 1er octobre 1904, à neuf heures du matin, Marie Jouve, une « mendiante, sans domicile connu », originaire de la Gironde, décède à Pépouget (commune de Saint-Vert). Le mardi 4 octobre 1904, le quotidien régional Le Moniteur du Puy-de-Dôme publie l’article suivant :
Découverte d’un cadavre. Samedi soir, le sieur Bonnemain, propriétaire au hameau de Pépouget, commune de Saint-Vert, conduisait paître ses vaches, lorsque, arrivé au lieu-dit Sagnard-Pommier, il aperçut une femme étendue sur le sol, et ne donnant plus signe de vie. Le corps, déjà froid, fut reconnu pour être celui d’une mendiante, arrivée la veille dans le village. Elle avait déclaré se nommer Jouve Marie, âgée de 38 ans, et ne point avoir de domicile. L'on attribue cette mort aux longues privations que la malheureuse avait endurées.
Le Moniteur du Puy-de-Dôme est un journal modéré. L’article relate un fait divers, sans commentaire particulier. Le jeudi 6 octobre 1904, le quotidien régional L’Avenir du Puy-de-Dôme, un journal catholique et conservateur, s’empare du fait divers pour condamner la politique anticléricale du gouvernement :
Ce qu’elles deviennent ! On se demande ce que deviennent les malheureuses religieuses chassées de leurs maisons et jetées à la rue sans le moindre secours pécuniaire pour assurer leur subsistance. L’information suivante que nous recevons de notre correspondant de Champagnac (Haute-Loire), va nous l’apprendre : “ Une femme, vêtue de haillons, et disant se nommer Marie Jouve et être originaire de la Gironde, est arrivée au hameau de Pépouget, commune de Saint-Vert, hier soir, et a reçu l’hospitalité chez M. Bonnamain. Après avoir reçu les soins que nécessitait son état, la malheureuse fut laissée seule dans un coin de la remise de M. Faugère. Lorsqu’on revint pour avoir de ses nouvelles, on constata qu’elle était partie. Elle n’alla pas très loin, car M. Bonnamain qui ramenait ses animaux des champs, trouva l’infortunée étendue au travers du chemin et morte. A défaut de pièces d’identité, l’examen du corps et des vêtements a démontré qu’on se trouvait en présence d’une ancienne religieuse.” Et pendant que les pauvres religieuses tombent ainsi inanimées sur les routes, les liquidateurs garnissent “ honnêtement ” leurs poches avec les millions qui devaient servir à nourrir ces malheureuses. La loi de 1901 a formellement prescrit que les biens des congrégations seraient vendus et distribués aux membres de ces congrégations. Les gredins qui appliquent aujourd’hui cette loi, au lieu du morceau de pain promis, offrent aux anciens congréganistes l’exil, la prison ou le fossé de la rue. Quant à l’argent, ils le mettent dans leurs poches. Et elles sont profondes.
La loi du 1er juillet 1901 prévoit la nomination de liquidateurs par les tribunaux pour liquider les biens des congrégations dissoutes. Les biens et valeurs appartenant aux congréganistes avant leur entrée dans la congrégation, ou qu’ils ont reçus ensuite, soit par succession, soit par donation, doivent leur être restitués. Les immeubles des congrégations dissoutes sont vendus. Les membres des congrégations dissoutes qui n’ont pas de moyens de subsistance doivent recevoir une allocation, en capital ou sous forme de rente viagère (article 18). Les liquidateurs, un petit nombre d’administrateurs judiciaires parisiens, sont accusés de détourner à leur profit une partie des fonds. L’un d’eux est condamné aux travaux forcés pour avoir détourné plusieurs millions de francs. Les biens des congrégations sont dilapidés et il ne reste souvent pas assez pour venir en aide aux anciens congréganistes sans ressource. Celles et ceux qui sont âgés ou malades se retrouvent dans une situation particulièrement difficile, surtout s’ils n’ont pas de parents susceptibles de les accueillir. Les jeunes et valides doivent accepter des situations modestes ; ainsi d’anciennes congréganistes deviennent domestiques ou ouvrières.

Le quotidien catholique La Croix reprend le 8 octobre 1904 l’article de L’Avenir du Puy-de-Dôme et, grinçant, parle d’un « nouveau triomphe dont M. Combes ne peut manquer d’orner son bulletin journalier de victoire ». Le 9 octobre, le quotidien conservateur Le Gaulois se sert du fait divers pour condamner la politique anticongréganiste d’Emile Combes :
Une victime de M. Combes. Une femme à la figure amaigrie par les privations, aux vêtements en lambeaux, alla ces jours derniers demander l’hospitalité au village de Saint-Vert (Haute-Loire). Elle reçut les soins que nécessitait son état et repartit après avoir indiqué qu’elle se nommait Marie Jouve et était originaire de la Gironde. Quelques heures après, la malheureuse fut trouvée étendue sans vie sur le chemin, à peu de distance du village. L’examen du cadavre a révélé qu’on se trouvait en présence d’une ancienne religieuse, morte de misère à la suite de l’abominable persécution qui vient de fermer tous les couvents.
Le 16 octobre 1904, dans le Gil Blas la célèbre journaliste libertaire et féministe Séverine, évoquant le sort des religieuses congréganistes expulsées, regrette « qu’il n’y ait point assez de place, [dans les] asiles, pour toutes les religieuses âgées ; assez de travail, [dans les] ateliers, dans les usines, les fabriques, les magasins, ailleurs, partout enfin, pour toutes les femmes qui, quittant le voile, ont cependant le droit de vivre, comme leurs innombrables sœurs en chômage, qui attendent et végètent dans les taudis [des] faubourgs ». Séverine reprend ensuite et commente le drame survenu à Saint-Vert, elle accuse la communauté catholique de ne pas être venue en aide à la malheureuse Marie Jouve :
Sans m’attarder à cette bizarrerie que l’examen du cadavre en put révéler les antécédents moraux, je veux tenir le fait pour exact. Et mon indignation se double de l’indifférence qu’a rencontrée l’infortunée avant que de venir expirer sur la grand’route […]. Victime de ceux de sa caste, qui avaient déchaîné la tempête par leur arrogance, leurs menaces, leurs menées, elle se trouve encore victime de tous ceux-là, de sa croyance, qui ne compatirent pas à son malheur. Eh quoi ? elle a traversé des hameaux, des bourgs, des cités ; elle a frappé à maintes portes, disant sa lamentable odyssée ; elle a sollicité le pain de l’aumône, l’abri de la charité ; elle a invoqué, au nom de Jésus couronné d’épines, la miséricorde des fidèles – et pas un chrétien ne lui a tendu définitivement la main, ne lui a procuré du travail ! Pas un foyer ne s’est ouvert pour elle ! Pas un prêtre ne l’a installée en sa maison comme une envoyée du Très-Haut, la messagère divine de l’humaine Misère ? Pas une riche fermière, une citadine aisée, une de ces mères de familles “à qui on enlève le cœur et l’âme de leurs enfants” n’a saisi l’occasion de leur donner l’institutrice, la gouvernante, la servante même, plus apte que personne à leur parler de Dieu ? Je sais des mécréants qui auraient retranché de leur nécessaire pour elle, et se seraient mis en quête de lui trouver de l’emploi […].
Le 22 octobre 1904, le député du Calvados Fernand Engerand s’exprime devant la Chambre des députés. La mort misérable d’une ancienne congéganiste constitue pour lui un argument contre le projet de séparation de l’Eglise et de l’Etat.
La séparation de l’Eglise et de l’Etat aurait cette conséquence inévitable, la suppression immédiate du budget des cultes. […] C’est le prêtre à la solde des fidèles et en définitive les catholiques riches se substituant à l’Etat pour la rétribution stable et assurée du culte. Précisément je voudrais épargner à notre admirable clergé rural cette dépendance pécuniaire. […] Il est de bon ton pour certains [catholiques] de médire du Concordat, de souhaiter la séparation […]. Mais à ceux qui souhaitent ces choses, je dis : Etes-vous donc certains d’être toujours en mesure de réparer le mal que vous souhaitez ? […] Et ces religieux et ces religieuses, quand une persécution odieuse a commencé à s’abattre sur eux, sans doute la protestation a été vive et généreuse, mais aujourd’hui voici ce qu’on peut lire dans les journaux : “ On nous écrit du Puy qu’une femme, de figure amaigrie par les privations, les vêtements en lambeaux, est venue ces jours derniers demander l’hospitalité au village de Saint-Vert (Haute-Loire). Elle reçut les soins que nécessitait son état. On apprit qu’elle se nommait Marie Jouve et était originaire de la Gironde. Quelques heures après, la malheureuse fut trouvée étendue sur un chemin à quelque distance du village. L’examen du cadavre a révélé qu’on se trouvait en présence d’une ancienne religieuse, victime de la plus grande misère.” Comment ! Vous n’avez pas même pu réparer le mal que d’autres ont causé, et vous en appelez un nouveau ! Vous n’avez pas pu assurer le sort de ces religieux et vous voudriez prendre à votre charge quarante mille prêtres séculiers !
Pour l’heure ce sont les congrégations qui sont dans le collimateur du gouvernement et surtout les congrégations enseignantes. En effet les congrégations féminines demeurent dès lors qu’elles abandonnent l’enseignement et se tournent vers l’hôpital et les œuvres. L’Etat cherche bien à laïciser les hôpitaux mais on manque d’infirmières laïques pour remplacer les religieuses hospitalières. On n’assiste ni à un exil général, ni à la disparition du phénomène congréganiste. Subsistent les établissements congréganistes autorisés et ceux dont les demandes d’autorisation n’ont pas été examinées par l’Etat et qui demeurent en instance d’autorisation. Les congréganistes appartenant à des congrégations interdites ont le choix entre l’exil à l’étranger ou la sécularisation. Entre 1901 et 1914, plusieurs dizaines de milliers de congréganistes français trouvent refuge à l’extérieur des frontières de la France. Beaucoup partent s’installer dans des pays ou des régions catholiques francophones : la Belgique, la Suisse, le Québec. L’Espagne, l’Italie, l’Amérique latine sont aussi des terres de refuge. Dans leur pays d’accueil, ils reprennent une vie en communauté sous l’habit ecclésiastique. La sécularisation signifie l’abandon du costume religieux et de la vie en communauté. Des congréganistes sécularisés vont enseigner dans des écoles privées. Certains retournent vivre dans leur famille, les autres doivent trouver un emploi, gagner leur vie. Marie Jouve est peut-être une ancienne congréganiste sécularisée. Elle ne porte pas le costume religieux mais les journaux indiquent que « l’examen du corps et des vêtements a démontré qu’on se trouvait en présence d’une ancienne religieuse ». Les supérieurs des congrégations dissoutes prescrivent généralement aux anciens congréganistes le port d’un costume modeste, sous lequel un signe religieux rappelle les engagements antérieurs. Entre 1905 et 1912, 3 080 écoles congréganistes sont fermées en France (496 pour les frères et 2 584 pour les sœurs). En 1914 ne subsistent que 260 écoles congréganistes. Les écoles privées, qui emploient souvent d’anciens congréganistes, tendent à remplacer les écoles congréganistes.
 
La guerre éclate alors que le pouvoir s’apprête à supprimer les dernières écoles congréganistes : le délai de dix ans prévu par la loi de 1904 prend fin le 1er septembre 1914. Mais le 2 août, quelques heures après la mobilisation, le ministre de l’Intérieur Louis Malvy demande aux préfets de suspendre l’exécution des décrets de dissolution et de fermeture : la France a besoin de tous ses enfants pour lutter contre l’agresseur. Aussitôt des congréganistes exilés se présentent aux frontières. Au front ils sont combattants, infirmiers, aumôniers. A l’arrière les religieuses soignent et soulagent les blessés.
La guerre met un coup d’arrêt à la politique anticongréganiste. Une fois la guerre terminée, il n’est pas question de reconduire à la frontière les congréganistes qui l’avaient franchie pour venir défendre leur pays. On assiste dans l’entre-deux-guerres au retour des congrégations. La tolérance gouvernementale ne débouche pas cependant sur une modification du statut légal, en dépit des réclamations des catholiques pour modifier la loi de 1901 et abolir celle de 1904. C’est le régime de Vichy qui abroge la loi du 7 juillet 1904 et redonne ainsi aux congrégations le droit d’enseigner. Il modifie en outre la loi du 1er juillet 1901 : les congrégations non autorisées, groupements de fait, ne sont plus illicites et la reconnaissance légale d’une congrégation passe désormais par un décret rendu sur avis du Conseil d’Etat et non plus par un vote du Parlement. Ces dispositions s’appliquent encore aujourd’hui.


Bibliographie

Christian Sorrel, La République contre les congrégations, Histoire d’une passion française (1899-1914), Paris, 2003

Jean-Marie Mayeur, La séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, 2005.





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